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Par Denis Saverot pour la Revue du vin de France
Son offre était pourtant moins élevée que celle du fondateur d’Alibaba. Mais le milliardaire breton François Pinault, en jouant habilement sur ses réseaux et sur la dimension patriotique du dossier, a finalement réussi à s’offrir l’un des plus fameux domaines de Bourgogne, qui est ainsi resté sous pavillon français. Récit.
Lorsqu’il pénètre ce jour-là dans la somptueuse salle du restaurant Le Cinq, l’une de ses tables fétiches à Paris, à deux pas des Champs Élysées, François Pinault n’avait jamais entendu parler du Clos de Tart. Nous sommes à l’été 2017 et le milliardaire breton vient déjeuner avec l’une de ses relations d’affaires. Justement, son invité est déjà là, qui discute de façon animée avec le directeur du restaurant, le sommelier et fin connaisseur Éric Beaumard. Pinault salue les deux hommes : « De quoi parliez-vous donc ? » « Du Clos de Tart Monsieur Pinault, la propriété est à vendre« , répond Beaumard.
Le Clos de Tart ? Devant le sourcil interrogateur de François Pinault, Éric Beaumard se lance dans les explications. Propriété de la famille mâconnaise Mommessin depuis 1932, ce domaine d’un seul tenant de 7,53 hectares produit 30 000 bouteilles par an d’un vin rouge qui est le plus fameux de Morey Saint-Denis, dans la Côte de Nuits. Mais surtout, le Clos de Tart est à la fois un grand cru et un monopole. En clair, le domaine constitue une appellation à lui tout seul, ce qui est rarissime. C’est surtout l’exact pendant de l’autre clos fameux de l’appellation, le Clos des Lambrays, racheté en 2014 par le vieux rival du milliardaire breton, Bernard Arnault. « Et entre nous, Monsieur Pinault, des connaisseurs assurent que c’est encore meilleur que le Clos des Lambrays« , ajoute, un brin malicieux, le directeur du Cinq.
Un monopole en Côte de Nuits, face au clos des Lambrays ? Bien que davantage porté sur les grands blancs bourguignons, Pinault est intrigué. Il faut dire que depuis 1993, il s’est constitué un joli portefeuille de domaines viticoles : outre le fabuleux château Latour à Pauillac, il est propriétaire de Vray Croix de Gay à Pomerol, du château Le Prieuré à Saint-Émilion, du domaine d’Eugénie en Bourgogne, de trois ouvrées (0,129 hectare) de Bâtard et surtout du rarissime Puligny-Montrachet, du très coté château-Grillet, autre « monopole » fameux de la vallée du Rhône et enfin du domaine Araujo en Californie. François Pinault a l’habitude de décider vite. Il sait aussi que plus son portefeuille de grands domaines sera étoffé, plus ses investissements seront valorisés. Deux jours plus tard, Frédéric Engerer, le tout puissant patron des domaines viticoles de la famille Pinault, appelle Éric Beaumard : « Éric, je me suis fait gronder par Monsieur Pinault. Il m’a demandé pourquoi je ne lui avais pas parlé plus tôt du Clos de Tart ! ».
Il reste à enlever l’affaire. Le dossier est porté par la Compagnie financière Edmond de Rothschild, la fameuse banque de Genève. Au siège parisien de la banque, au 47, rue du Faubourg Saint-Honoré, une équipe de très bons professionnels pilotent les transactions viticoles : François Des Robert, au carnet d’adresses proverbial, identifie vendeurs et acheteurs de domaines tout au long de l’année. À ses côtés, Philippe Duval et Philippe Flament rentrent dans le détail des contrats. François Pinault découvre très vite que plusieurs acquéreurs sont sur les rangs : le groupe champenois Roederer de Frédéric Rouzaud, la famille Dassault, propriétaire du Figaro et du château Dassault à Saint-Émilion et le club de collectionneurs de grands vins Ficofi qui, basé à Singapour, dispose d’un fabuleux réseau de clients ultra-riches dans toute l’Asie. Une concurrence sérieuse mais à la portée du propriétaire du groupe de luxe Kering.
François Pinault ne tarde pas à faire connaître son intérêt, mais il y a un hic : un cinquième investisseur, un riche Chinois, fait systématiquement monter les enchères. Son identité ne tarde pas à être dévoilée : il s’agit de Jack Ma, le très médiatique propriétaire d’Alibaba, ni plus ni moins que l’Amazon chinois. Or, déjà à la tête d’une demi-douzaine de châteaux bordelais et surtout d’une fortune estimée à 41,4 milliards de dollars, Jack Ma, qui s’intéresse de plus en plus au vin, pèse sept milliards de plus que François Pinault. Et l’écart de fortune entre les deux hommes augmente chaque année… Autant dire que la partie s’annonce compliquée.
Heureusement, François Pinault compte deux atouts dans son jeu : ses réseaux à Paris et la dimension patriotique contenue dans le dossier. Pinault sait très bien que voir le Clos de Tart passer sous pavillon chinois provoquerait à coup sûr une immense émotion, pour ne pas dire un traumatisme en Bourgogne et dans tout le vignoble français. Du reste, l’homme d’affaires ne dédaigne pas se poser en protecteur de la Bretagne, bien sûr, mais aussi, et de plus en plus, du rayonnement culturel de la France : n’est-il pas en train de faire rénover à grand frais l’ancienne Bourse de Commerce de Paris, à deux pas du Louvre, pour y exposer les chefs d’œuvre de sa collection d’art contemporain ? « Monsieur Pinault veut laisser la marque d’un homme qui a fait rayonner la France, il a un discours fort là-dessus« , témoigne un proche. Peut-être aussi a-t-il compris que vu l’augmentation exponentielle du nombre des ultra-riches sur la planète, c’est justement cette étiquette de protecteur de la France qui le met le mieux en valeur et le distingue de ses concurrents.
Le premier objectif du milliardaire breton va être d’inciter la Compagnie financière Edmond de Rothschild à cesser de faire monter les enchères. Pour cela, il commence par appeler l’un de ses plus proches amis dans le milieu de la haute finance parisienne : François Henrot. À 68 ans, Henrot est le plus puissant des associés de la banque Rothschild, établissement parisien relevé avec brio par David de Rothschild, fils du baron Guy, une autre branche des Rothschild.
À son ami Henrot, le propriétaire d’Artémis explique la situation. Et il lui demande un petit service : appeler la Compagnie financière pour faire passer un message : est-il vraiment judicieux de laisser un Chinois faire grimper les enchères pour s’octroyer un emblématique domaine bourguignon ? Or, Henrot est prêt à faire beaucoup de choses pour Pinault, sauf une : passer ce coup de fil. En effet, les deux établissements Rothschild sont à couteaux tirés depuis que David de Rothschild a entrepris de rebaptiser sa banque Rothschild & Co, ce que contestent absolument ses cousins Benjamin et Ariane de Rothschild, patrons de la Compagnie financière, qui voient là un accaparement du plus célèbre des noms de la finance mondiale. Pas question donc pour Henrot de s’abaisser à demander un service aux adversaires de David de Rothschild.
Et en même temps, le banquier ne peut pas laisser en rade un allié aussi précieux que François Pinault, un ami ! Henrot propose donc au milliardaire breton de l’aider, mais d’une autre façon : en appelant Alexis Kohler et Bruno Le maire. Le premier est secrétaire général de l’Élysée, autrement dit le plus proche collaborateur d’Emmanuel Macron. Le second est le ministre de l’Économie et des Finances, à ce titre concerné au premier chef par la défense des pépites industrielles, commerciales et patrimoniales françaises ballotées dans le grand maelström de la mondialisation.
Ce qui fut dit fut fait. Que se passa-t-il exactement ensuite ? Kohler et Lemaire ne restèrent pas indifférents aux arguments présentés par Henrot. Ils se montrèrent sensibles aux ambitions de Pinault. Des coups de fil furent donnés dans la foulée, directement à la famille vendeuse, les Mommessin. Comme toute famille aux branches et ramifications multiples engagée dans une succession délicate, comme jadis les Lur Saluces (Yquem) ou les Fourcaud Laussac (Cheval Blanc), les Mommessin avaient de nombreux dossiers sensibles à régler entre eux, mais aussi et surtout avec l’administration fiscale.
Les appels de Bercy et de l’Élysée ont vite convaincu la famille qu’il était dans son intérêt de saisir l’offre de François Pinault et d’ignorer la surenchère du Chinois Jack Ma. Et c’est ainsi que le Clos de Tart est resté sous pavillon français, cédé le 27 octobre 2017 pour une somme pharaonique, près de 220 millions d’euros dit-on. À près de 30 millions d’euros l’hectare de vigne, c’est désormais le domaine le plus cher du monde. Jusqu’à la prochaine grosse acquisition en Bourgogne ou à Bordeaux, qui ne saurait tarder.
Edition n°12
Les 158 vignobles français achetés par les Chinois sont décrits : 146 Châteaux de Bordeaux, 10 vignobles en France, 2 Maisons de cognac.
Pourquoi ces vignobles sont-ils en vente ? Pourquoi les Chinois les achètent-ils ?
255 pages et 350 photos de Laurence Lemaire, préfacées par Alain Juppé et Alain Rousset.
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